La chronique de Gonzalez : Monaco, Prince machiavélien et Roi parisien
Bernardo Silva, Valère Germain, Tiémoué Bakayoko, Benjamin Mendy, Kylian Mbappé … Une nouvelle fois, les départs – et non des moindres – furent légion cet été, à l’AS Monaco, pour un bénéfice avoisinant les 250 millions d’euros (en comptant le prêt de Mbappé). L’ASM a tendu à bien remplacer ses pertes, comme d’usage, mais cette stratégie laisse le regret d’un renoncement à un trône promis au PSG.
Au Moyen-Âge – mais également à la Renaissance, et même jusqu’au XIXème siècle –, il était chose courante, pour les médecins, d’avoir recours à une saignée pour venir en aide aux malades. Décrite par Hippocrate et Galien durant l’Antiquité, la saignée consistait à vider une certaine quantité de sang du corps du patient, afin qu’il puisse recouvrir de bonnes « humeurs ». La théorie des humeurs, sur laquelle s’appuyait les médecins de l’époque, croyait notre enveloppe charnelle constituée de quatre éléments fondamentaux – l’eau, l’air, la terre, le feu –, se rapportant eux-même respectivement à quatre humeurs distinctes : la pituite – le calme –, le sang – la gaieté –, la bile noire – la tristesse –, la bile jaune – la colère. Ces humeurs devaient être en équilibre pour assurer la bonne santé de l’individu. Dans le cas contraire, on pratiquait la saignée.
C’est un peu ce qui s’est passé à Lyon, cet été. Cela faisait quelques temps que l’effectif dirigé par Bruno Génésio n’était plus vraiment en bonne santé. Le parcours en Ligue Europa a certes donné une saveur un peu plus mielleuse à leur saison, mais les Gones ressemblaient de moins en moins à une équipe, dont Corentin Tolisso et Alexandre Lacazette devaient fatalement s’extraire. La saignée du mercato était irrémédiable. Mon père me le dit d’ailleurs souvent – par sarcasme – lorsque je me sens un peu faible ou que je suis sujet à une saute d’humeur : une bonne saignée de temps en temps – hein ! – ça ne fait pas de mal ! Mais j’aime autant ne pas m’en assurer. Car, comme vous pouvez vous en douter, on a fini par s’apercevoir des vertus thérapeutiques relativement limitées de ce traitement. Le principe des humeurs n’était pas insensé – on parle aujourd’hui d’hormones – mais la perte de sang pouvait conduire à la mort du patient.
A Monaco, la situation est différente. Magnifique Champion de France l’an dernier, demi-finaliste de la Ligue des Champions, meilleure attaque du championnat (107 buts) – la troisième de toute l’Histoire de la Ligue 1 – … L’ASM disposait d’une fabuleuse équipe, marquée par la rigueur tactique de Leonardo Jardim, le renouveau de Radamel Falcao, l’explosivité de Benjamin Mendy, la classe de Bernardo Silva ou encore l’incroyable talent de Kylian Mbappé. Une ascension à très haute altitude pour un groupe majoritairement composé de jeunes joueurs. Pas le moindre point noir, pas le moindre signe de maladie, pas le moindre symptôme d’un fichu rhume susceptible de causer l’avalanche. Non, contrairement à Lyon, Monaco était loin, très loin d’être malade. Mais, malgré tout, la saignée a bel et bien eu lieu.
Gouverner, c’est prévoir
Il faut dire que Monaco n’est pas vraiment un club comme les autres. Sa gestion ne trouve guère d’équivalent en France, comme en Europe. Chez les Rouges et Blancs, les dirigeants sont un peu le Diafoirus de Molière, le médecin pour qui la saignée est la réponse universelle à tous les maux de la Terre, même lorsque le Malade est imaginaire. Finalement, l’ASM n’est pas tant un patient malade qu’un moine du Moyen-Âge, en parfaite santé, se rendant tous les ans – tous les étés, pour être précis – dans la maison des saignées, bâtiment destiné à effectuer le fameux traitement de manière préventive, quoique les risques n’en soient pas moins grands. Aujourd’hui, ce sont les Silva, Bakayoko, Mendy et autre Mbappé qui s’écoulent en multiples gouttes rouges vives ; hier, c’était déjà les Ferreira-Carrasco, Kondogbia, Kurzawa et autre Martial. Le schéma se répète.
Mais si une telle tactique se révélerait suicidaire pour bon nombre de clubs qui en tenteraient l’expérience, sur le Rocher, on a su en faire une force. Le tournant de l’été 2014 – limogeage de Ranieri, nomination de Jardim, vente de James Rodriguez, prêt de Falcao – a initié l’avènement d’un nouveau projet, basé sur l’achat de joueurs à fort potentiel afin de booster leurs valeurs marchandes et finalement les revendre beaucoup plus cher quelques saisons plus tard. Et, en l’affaire, les Monégasques sont devenus de véritables spécialistes. Il fallait un certain flair pour dénicher Bernardo Silva dans la réserve de Benfica, et le revendre quelques 50 millions d’euros à Manchester City trois ans plus tard. Il en fallait également pour croire en l’ascension de Benjamin Mendy – vendu 57 millions, lui aussi à City – à pareil niveau, malgré son irrégularité persistante à Marseille. Et ce ne sont que des exemples parmi d’autres.
Qques plus-values monégasques ces 2 dernières années…
Martial +€55M
Mendy +€42.5M
B. Silva +€34M
Bakayoko +€32M
Kurzawa +€25M— David Wall (@1DavidWall) 21 juillet 2017
Surtout, à Monaco, on est pragmatique. Allez, courez, partez chercher lancettes, scalpels et autres instruments chirurgicaux ! Qu’on fasse une baignoire de ce liquide rougeâtre et que le sang coule à flot ! – on en fait fi. Dmitri Rybolovlev et Vadim Vasilyev – respectivement président et vice-président du club princier – ne croient évidemment pas aux bienfaits de la saignée, mais ils la font payer cher, très cher, à tous les acheteurs exigeant qu’elle soit prolongée. C’est vrai : comment résister lorsque autant d’argent est posé sur la table ? Comment vouloir conserver tout cet or rouge que les puissants s’arrachent tel le Saint Graal ? C’est simple : l’ASM a choisi de ne pas résister. C’est là sa politique : achat, progression, vente ; achat, progression, vente ; et on redémarre pour un nouveau cycle. Or – et c’est là tout l’art de la pratique –, on cherche perpétuellement à minimiser l’impact de la saignée.
Finalement, l’AS Monaco est un peu l’élève de Nicolas Machiavel et des enseignements édictés dans son œuvre, intitulée Le Prince (1532). De par la stratégie mercantile qu’il a choisi d’adopter, le Champion de France en titre est constamment soumis à la probabilité de voir ses joueurs quitter un navire qui tangue face au flot déchaîné de ce que Machiavel appelle la fortuna. La fortuna, ou plus simplement la fortune, c’est le caractère changeant des circonstances, c’est l’instabilité soudaine causée par un bouleversement plus ou moins impromptu, c’est cette offre de transfert qui arrive sur le bureau des dirigeants monégasques et c’est cette vente qui chamboule l’effectif. Alors, oui, à Monaco, on vend. Et on vend même très bien. L’ASM profite pleinement d’une inflation des prix à laquelle elle a grandement contribué, notamment en cédant Martial à Manchester United pour 50 millions + 30 de bonus, le dernier jour du mercato de l’été 2015.
Mais, le plus impressionnant, c’est sans doute la capacité de Monaco à se renouveler, et à rester compétitif malgré les départs. Sur le Rocher, on ne vend pas sans réfléchir. Machiavel vous l’aurait dit : gouverner, c’est prévoir. Et à Monaco, on a toujours un temps d’avance. Bernardo Silva s’en va ? Pas grave, Rony Lopes revient de son prêt à Lille. Mendy est transféré à City ? Ne vous en faites pas, Jorge est déjà recruté depuis l’hiver dernier. Et cætera, et cætera. Bien sûr, il y a eu des ratés. Mais Monaco a retenu les erreurs du passé, et notamment celles d’un été 2015 pas forcément bien géré. Aujourd’hui, une bonne dose du sang perdu a été réinjecté, au gré des arrivées de Tielemans, Jovetic et Baldé Diao. Dans le contexte actuel, signer ces trois joueurs pour un total avoisinant « seulement » les 65 millions n’est pas un mince exploit, d’autant plus vis-à-vis de clubs connaissant la marge bénéficiaire des Monégasques. L’ASM s’est forgée une image aussi forte auprès des clubs auxquels elle achète qu’auprès de ceux auxquels elle vend : celle d’un club dont les dépenses sont autant raisonnées que les ventes sont maximisées.
De l’art de la virtú
Depuis la mise en place de cette politique sportive – et surtout cet été, au sortir d’une victoire en Ligue 1 et d’une demi-finale de C1 –, Rybolovlev, Vasilyev et les autres décideurs sont légitimités par leurs résultats. Jamais absent du podium depuis la remonté en 2013, quart de finaliste de Ligue des Champions en 2015, Monaco est rapidement redevenu une place forte du football français après la fâcheuse relégation de 2011. Alors, forcément, il devient difficile d’adresser quelque reproche que ce soit à la direction du club, notamment pour les supporters. Il faut dire que les dirigeants monégasques sont de bons gouvernants : à travers leur gestion, ces derniers savent faire preuve de virtú. La virtú, pour Machiavel, est la capacité d’un bon Prince à maîtriser la fortuna, en l’anticipant, et en faisant preuve des qualités nécessaires à la gestion d’une situation. Et, à Monaco, on sait toujours quelle attitude adopter.
C’est peut-être au miroir du cas Kylian Mbappé que cette impression s’exprime le mieux. Dès le début du mercato, et même avant, Vadim Vasilyev a constamment clamé son intention de conserver son jeune prodige. Le 18 mai, il déclarait ainsi à CNN : « Mbappé n’a pas de prix, pas même 100 millions d’euros », alors que les premières rumeurs d’un transfert record commençaient à se faire entendre. Puis, les semaines passant, la situation a commencé à se décanter. Il y a d’abord eu la possibilité d’un transfert vers le Real, révélée par AS, avec qui Monaco avait un accord – mais pas avec le joueur, faute de garanties sur son temps de jeu. Pourtant, début août, Vasilyev confiait encore : « Pour Kylian Mbappé, on est toujours en discussion mais il n’a jamais exprimé sa volonté de quitter le club. Il faut maintenant que les deux parties se mettent d’accord, mais je veux le garder. »
Puis il y a eu la rumeur PSG. La spéculation et le jeu médiatique ont alors fait leur œuvre, évoquant le salaire pharaonique que le jeune Tricolore percevrait là-bas. On a commencé à dessiner les traits d’un garçon hypocrite, ne pensant qu’à l’argent, peu scrupuleux et peu reconnaissant envers le club qui l’a propulsé au plus haut niveau ; on a également parlé du « clan Mbappé », animé d’intentions malignes et frivoles, et de l’impossibilité pour Monaco de lutter avec de telles prétentions. En quelques semaines, Mbappé est passé de l’image d’un joueur modèle à celle d’un gamin mal élevé ; et cela seyait parfaitement au confort des dirigeants monégasques, qui, en réalité, ont toujours eu l’intention de le vendre le plus cher possible – d’abord au Real, puis ensuite au PSG. Mbappé eut beau rester dans le silence de bout en bout, il est subitement devenu le joueur qui pissait sur l’institution, recevant même les attaques des UM1994, les Ultras de Monaco. Ça y est, l’enfant de Bondy était un mercenaire qui quittait le gentil Monaco pour le méchant PSG. C’est binaire, bête et méchant, c’est du manichéisme pur et dur. De l’art de la virtú.
Le dernier bastion du romantisme
Au final, la seule réalité qui vaille, c’est que Monaco s’est affaibli. Et, plus que ça, l’ASM a renforcé un concurrent direct à la course au titre, tout en lui permettant gentiment de s’accorder avec le fair-play financier – via un prêt avec option d’achat non obligatoire pour Mbappé. Les dirigeants monégasques ne sont pas vraiment critiquables sur leur cohérence avec le projet annoncé mais plutôt sur le pertinence de ce dernier. En effet, face aux départs de leurs jeunes pousses, Rybolovlev et Vasilyev ne sont pas tant fatalistes qu’ils veulent faire croire qu’ils le sont, et surtout que tout le monde doit l’être – la virtú, là encore … –. Bien sûr, comme je l’ai dit plus tôt, les Monégasques sont plutôt bien parvenus à limiter les dommages de la saignée, mais on ne peut toutefois nier l’impact de cette dernière sur la compétitivité des hommes de Leonardo Jardim.
Cet été, Monaco avait l’occasion de franchir un cap et de grandir un peu plus. La seule raison pour laquelle le Rocher ne se présente pas à la table des notables d’Europe est qu’il refuse purement et simplement de s’y inviter. C’est un constat d’autant plus frappant alors que, parallèlement, le PSG a choisi de défoncer la porte à coup de centaines de millions d’euros. Oui, l’ASM n’est pas Paris, vous ne m’apprenez rien. Mais diable ! Monaco n’est pas un petit non plus – remontons à l’été 2013 pour s’en persuader (150 millions dépensés). Les Monégasques ont vendu quatre de leurs titulaires – sans compter Germain –, et Lemar se serait envolé pour Arsenal s’il n’en avait pas décidé autrement. C’est tout simplement gigantesque. Quel champion européen fait ça ? Quel demi-finaliste de Ligue des Champions fait ça ? Les Monégasques n’avaient aucune raison objective de se vider de la sorte, sinon par motivation lucrative. Libre à eux d’avoir ouvert un boulevard au PSG.
Le Paris Saint-Germain est heureux d’annoncer la signature de Kylian Mbappé ! 👊 #BienvenueKylian pic./y1yiSq9DW9
— PSG Officiel (@PSG_inside) 31 août 2017
Restons tout de même tempérés : je ne doute pas de la capacité de Monaco à réaliser une belle saison et proposer un jeu attrayant. Leur début de saison en championnat (4 victoires en 4 matches) le montre, et leur poule de Ligue des Champions semble suffisamment abordable pour accéder aux huitièmes de finale. Je regrette simplement la logique d’un club qui a réduit son champ des possibles en raisonnant plus en terme de gestion qu’en terme d’équipe, et condamnant presque déjà Monaco à renoncer à un trône promis au Roi parisien. Je ne suis pas supporter de l’ASM, mais j’ai malgré tout de l’affection pour la diagonale, pour ses exploits, pour ses parcours en C1 ; et surtout, j’aimais profondément l’équipe de la saison dernière. Alors je ne peux m’empêcher d’avoir un pincement au cœur en repensant aux paroles de Bernardo Silva, en mai dernier : « Si tout le monde reste on peut faire quelque chose de spécial », alors qu’il fut le premier à quitter le Rocher pour Manchester City.
Aujourd’hui, la meilleure garantie de Monaco dans la quête des sommets est probablement son entraîneur, Leonardo Jardim. Le tacticien portugais a toujours su tirer le maximum de l’effectif à sa disposition en Principauté, et il n’y a pas lieu qu’il en soit autrement cette saison. C’est vrai qu’il y a un an, peu de personnes imaginaient voir l’ASM réaliser une telle épopée, alors pourquoi pas cette fois-ci – si cela arrivait, vous pourrez m’incriminer, je plaiderai coupable. Face au manque de sentiments de ses dirigeants, Jardim est un peu devenu le dernier bastion du romantisme. C’est un habitué des exploits. Celui à Arsenal, en 2015 ; la quête d’un podium avec un effectif dense mais dépeuplé de cohérence et d’individualités, en 2016 ; sans oublier, bien sûr, les fabuleuses performances de 2017. Monaco est un phénix qui s’immole avant d’avoir commencé à vieillir, et Jardim, lui, sait toujours lui redonner vie. Le Rocher ne changera pas sa doctrine, Jardim ne le sait que trop bien. Car, oui, gouverner, c’est prévoir. Et à Monaco, on a tout prévu. Même de finir deuxième.